‘Quand une femme sourit, sa robe doit sourire aussi’
Madeleine Vionnet (1876-1975) fait partie d’un groupe de femmes créatives qui ont transformé la mode au début du XXe siècle. Le fait qu’elle ait préféré s’identifier comme une couturière plutôt que comme une créatrice témoigne de son engagement envers le métier. Elle cherchait à établir une cohésion entre le corps et la robe, en commençant son processus de conception sur un mannequin à demi-échelle et en travaillant avec les caractéristiques du tissu pour valoriser les contours naturels du corps.
Vie précoce
Née dans une famille non privilégiée de la banlieue parisienne en 1876, Madeleine doit commencer à travailler à l’âge de 12 ans, comme apprentie dentellière. Mais ce qui lui manquait en statut et en richesse, elle le compensait par sa détermination et son ambition.
À la fin du XIXe siècle, Madeleine s’installe à Londres, où elle travaille (après un bref passage comme blanchisseuse dans un asile) avec la couturière de la cour Kate Reilly. Reilly, comme la plupart des maisons de couture anglaises de l’époque, s’est spécialisée dans la copie de la mode française. C’est là qu’elle apprend le métier de couturière.
À son retour en France en 1900, Vionnet trouve un poste chez Callot Soeurs, la prestigieuse maison de couture dirigée par les sœurs Marie Callot Gerber, Marthe Callot Bertrand et Regina Callot Tennyson-Chantrell. Sous la direction de la sœur aînée, Marie, Vionnet perfectionne ses compétences en matière de couture et de confection.
En 1907, elle passe chez Jacques Doucet dans l’espoir de rajeunir la maison. Sa première collection reflète le désir émergeant de l’avant-garde d’une esthétique moins structurée. Comme Paul Poiret et Fortuny, la collection de Vionnet présentait des robes sans corset et, inspirés par la danseuse moderne Isadora Duncan, ses modèles marchaient pieds nus. Il s’agissait d’une approche incroyablement radicale pour Doucet et ses clients conservateurs.
‘Je n’aime pas le corset… Si la silhouette a besoin de soutien, il faut porter un corset quelconque ; mais je ne crois pas qu’il faille porter un corset pour avoir une silhouette. Le meilleur contrôle est celui qui est naturel… Je ne parle pas d’exercices contraignants, mais de quelque chose qui vous rende sain et heureux. Il est également important que nous soyons heureux.’
En 1912, Vionnet ouvre sa propre maison de couture, située au 222 rue de Rivoli. Bien qu’elle ait amassé une clientèle fidèle, le déclenchement de la Première Guerre mondiale signifie la fermeture temporaire de son entreprise florissante. Dès que le conflit fut terminé, cependant, Vionnet rouvrit sa maison.
Les lignes classiques avec une touche
Les créations de Vionnet étaient un contraste frappant avec les modes trop ornées de l’avant-guerre ; elles évoquaient une nouvelle forme de féminité qui parlait de liberté, d’indépendance et d’expérimentation. Elle était particulièrement inspirée par le design classique, visitant souvent le Louvre pour étudier les sculptures en marbre et les objets de l’Antiquité.
« Mon inspiration vient des vases grecs, des femmes magnifiquement vêtues qui y sont représentées, ou même des lignes nobles du vase lui-même ».
Ses quatre principes de confection – proportion, mouvement, équilibre et vérité – renvoient aux idéaux classiques de pureté et de beauté. Elle a appliqué ces principes pour créer des vêtements innovants et progressistes qui présentaient une vision moderne du corps façonné.
Bien que fascinée par les civilisations passées, Vionnet s’est également inspirée des mouvements artistiques contemporains, notamment le cubisme. Sa réduction de la nature en formes géométriques a séduit la créatrice, qui a traduit ce concept dans nombre de ses propres créations. Dans ses premières créations, elle prenait une forme de base, comme un rectangle ou un triangle, et la travaillait sur le corps, permettant aux caractéristiques du tissu et aux contours du corps de transformer la 2D en un vêtement 3D.
« La couture devrait être organisée comme une industrie et le couturier devrait être un géomètre, car le corps humain fait des figures géométriques auxquelles les matériaux doivent correspondre ».
Le corps naturel
Dans une interview au New York Times de 1924, Vionnet philosophe,
« C’est dommage d’aller contre la nature, vous voyez je crois au naturel. Je n’aime pas les cheveux teints, et je n’aime pas les cheveux courts. Les deux vont à l’encontre de la nature. Pour la même raison, j’essaie également d’être logique dans les vêtements que je crée. Beaucoup ont dit que je ne faisais des vêtements que pour les femmes minces et que j’insistais pour que toutes mes clientes soient minces. Ce n’est pas vrai. Je divise mes types en quatre catégories : les femmes grosses, les femmes minces, les femmes grandes et les femmes petites. Je m’intéresse à toutes ces catégories de façon égale. Si une femme a tendance à être ronde, elle sera plus belle ainsi, mais je ne pense pas qu’elle doive se permettre de devenir trop grosse. Il y a des styles si intéressants pour toutes, et je conseille vivement aux femmes de s’étudier elles-mêmes et d’être cohérentes.’
Bien qu’elle ait rarement interagi avec des clientes, Vionnet s’inspirait de femmes de la vie réelle. Parmi les rares clientes qu’elle consentait à voir, il y avait la Duchesse de Gramont, d’origine italienne:
‘Ah ! Elle était un vrai modèle. Grande et belle. Quand je dessinais une robe, je n’avais qu’à lui demander de venir l’essayer… et je savais exactement où ça n’allait pas !’
Coupe biaisée
Vionnet était célèbre pour ses techniques vestimentaires innovantes. La simplicité esthétique de ses créations était sous-tendue par un niveau incroyable de complexité structurelle, notamment en ce qui concerne son utilisation originale de la coupe en biais.
Cette technique nécessitait que Vionnet coupe, drape et épingle le tissu sur une poupée en bois, travaillant sur le rond plutôt que sur une surface bidimensionnelle. Son utilisation de la coupe en biais a permis de créer des modèles qui s’adaptaient parfaitement au corps de la personne qui les portait, sans qu’il soit nécessaire de recourir à des sous-vêtements complexes ou à la corseterie.
Sa première exploration de la technique du biais aurait été une jupe avec un dos coupé droit et un devant coupé en biais, et une robe coupée droit avec un aspect en biais, terminée à l’encolure par le drapé cagoule coupé en biais. Puis vint l’insertion de points mouchoirs sur les jupes et les encolures et, en 1926, Vionnet lança la première robe entièrement coupée en biais. En 1927, Vionnet ouvre une école au sein de sa maison de couture pour enseigner aux apprentis comment créer des vêtements en biais.
Temple de la mode
A mesure que son entreprise se développe, l’adresse initiale de Vionnet, rue de Rivoli, ne peut plus accueillir ses effectifs toujours plus nombreux – 1 200 personnes en 1923. Avec des investissements supplémentaires, Vionnet a ouvert ses nouveaux locaux au 50 avenue Montaigne. Le bâtiment de cinq étages construit en pierre et en acier comprenait plus de vingt ateliers, chacun étant affecté à des tâches spécifiques telles que : robes, manteaux, fourrures et lingerie.
Elle voyait rarement ses employés et ne visitait presque jamais ses ateliers. Elle passait son temps dans son propre bureau. Elle partageait ses responsabilités créatives avec Marielle Chapsal, qui avait également son propre atelier. Entre les deux se trouvent les cabines d’essayage. Chacune disposait d’un mannequin en bois d’environ 80 cm de haut, sur lequel chaque toile était coupée et manipulée jusqu’à ce qu’elle soit absolument parfaite et prête pour les ateliers.
La nouvelle maison mettait en valeur l’adoption par la créatrice de l’esthétique avant-gardiste et moderniste. Elle présentait les contributions d’éminents décorateurs d’intérieur tels que Français Jourdain, Djo Bourgeois, René Herbst, Charlotte Perriand et Pierre Barbe.
Le salon, où les clients découvraient les nouvelles collections, présentait un plafond, des frises et des arcs de porte en cristal sculptés par René Lalique et de grandes fresques murales peintes par Georges de Feure. Les femmes de ces fresques revêtaient les modèles les plus populaires de Vionnet et étaient censées représenter chacune un aspect de sa femme idéale.
En 1930, Jean Dunand crée une table de jeu unique, largement inspirée des flacons de parfum de Boris Lacroix. Le plateau intègre un échiquier avec des carrés de coquille d’œuf écrasée incrustée, une technique minutieuse dont Dunand était un maître. Les sièges en laque et en métal, revêtus de cuir beige, coulissent dans la table pour créer un cube noir compact et lustré.
La collaboration la plus notable et la plus ancienne de Vionnet a été celle de l’artiste, designer et illustrateur Thayaht. Outre la conception du logo de la société, la relation de Thayaht avec la maison peut être retracée à travers ses croquis des créations de Vionnet publiés dans le célèbre magazine de mode La Gazette du Bon Ton. Ces illustrations, de saveur cubiste, représentent les vêtements de Vionnet s’étendant dans l’espace environnant.
Femme d’affaires
En plus d’être une créatrice innovante et une artisane habile, Vionnet était une femme d’affaires incroyablement avisée. En 1919, elle a commencé à prendre des photographies de copyright (devant, sur le côté et derrière) pour chaque vêtement qu’elle produisait. Plus tard, ces photos ont évolué en un seul cliché montrant simultanément les trois vues grâce à un positionnement astucieux des miroirs. Chaque vêtement était également baptisé d’un nom et d’un numéro uniques, et étiqueté avec la signature et l’empreinte digitale de Vionnet.
En 1921, elle a cofondé l’Association pour la défense des arts plastiques et appliqués – une organisation anti-plagiat visant à lutter contre les autres entreprises qui produisaient des copies illégales ou des publicités ambiguës. Un an plus tard vient la déclaration sous la forme d’une publicité générale presque menaçante qui déclare:
‘Les modèles Madeleine Vionnet sont déposés et publiés en France… Elle poursuivra tout droit d’auteur ou toute contrefaçon, même partielle, faite à cet égard de ses droits.’
Tout en prenant des mesures étendues pour protéger les droits d’auteur de ses créations de couture, Vionnet a également participé au marché de masse rentable et de grande envergure. Elle a conclu des accords de licence et produit des collections de prêt-à-porter pour les grands magasins américains.
Championne de la protection sociale
‘Je me suis souvenue des horribles conditions de travail quand j’étais jeune fille et je voulais que les nôtres soient les meilleures… de cette façon, vous obtenez le meilleur travail.’
L’éthique de travail de Vionnet s’étendait au-delà de sa lutte contre le plagiat. Elle était également une pionnière en matière d’aide sociale. Composés d’une main-d’œuvre majoritairement féminine, les locaux de Vionnet au 50 avenue Montaigne disposaient d’une clinique sur place avec un médecin et un dentiste ainsi qu’une garderie pour les enfants de la main-d’œuvre.
La maison offrait des repas gratuits à la cantine, des pauses café et des congés payés (1 semaine en hiver et 3 semaines en été) à son personnel. Des salles de cours permettaient aux jeunes couturières et coupeurs de patrons de perfectionner leur savoir-faire, en s’inspirant des dernières techniques du créateur. À une époque où les tabourets étaient courants sur le lieu de travail, Vionnet fournissait des chaises avec dossier à l’ensemble de son personnel.
Retraite
Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en 1939, Vionnet, âgée de 63 ans, décida de fermer son entreprise et de prendre sa retraite. Elle vit dans une relative réclusion, évitant la plupart des événements sociaux (ce qu’elle avait toujours fait). Elle enseigne cependant la couture et le patronage. Elle travailla également pour l’Union Française des Arts du Costume (UFAC) et c’est à elle qu’elle fit don de l’intégralité de ses archives, dont 120 robes, 750 toiles et 75 albums de droits d’auteur, dessins et livres de comptes.
‘Je suis une femme d’une vitalité extraordinaire. Je ne me suis jamais ennuyée une seule seconde. Je n’ai jamais été envieuse de qui que ce soit ou de quoi que ce soit, et maintenant j’ai atteint une certaine tranquillité.’
Isabella Coraça