Littérature carcérale
Sur la sombre érotique de Notre Dame des Fleurs de Jean Genet.
Sortie d’une édition allemande de Notre Dame des Fleurs.
Le 11 septembre 1895, l’aumônier adjoint de la prison de Wandsworth rédige un rapport inquiet sur l’un de ses nouveaux détenus, Oscar Wilde, transféré de Pentonville deux mois auparavant. « Il est maintenant tout à fait écrasé et brisé », a enregistré l’aumônier:
C’est malheureux, car un prisonnier qui s’effondre dans une direction s’effondre généralement dans plusieurs, et je crains, d’après ce que j’entends et ce que je vois, que des pratiques sexuelles perverses n’aient à nouveau raison de lui. C’est un phénomène courant chez les prisonniers de sa classe et il est bien sûr favorisé par l’isolement cellulaire constant. L’odeur de sa cellule est maintenant si mauvaise que l’officier en charge de lui doit y utiliser de l’acide carbolique tous les jours.
La possibilité qu’un auteur célèbre ait été poussé à se masturber pendant son internement à Wandsworth n’aurait pas eu bonne presse auprès des autorités de la prison, qui ont immédiatement nié l’accusation et changé l’affectation de l’aumônier indiscret. On peut se demander comment elles auraient réagi au court métrage Un chant d’amour (1950) de Jean Genet, que l’auteur, dramaturge et criminel français a réalisé en collaboration avec Jean Cocteau peu après avoir écrit le dernier des cinq romans qui lui ont valu une renommée internationale. Au milieu du film, un gardien de prison au visage impassible jette un coup d’œil dans une rangée de cellules, dont chacune contient un peep-show auto-érotique plus sauvage, plus graphique et plus désinhibé que la précédente. Un détenu frotte son membre exposé contre le mur de sa cellule ; un baigneur souriant se savonne lascivement ; un jeune homme noir, l’un des nombreux personnages à la peau sombre de Genet qui apparaissent à leurs observateurs blancs comme des menaces sexuelles, danse en tenant fermement son entrejambe ouvert.
Dans Un chant d’amour.
Le drame du film vient de la connexion romantique entre deux prisonniers masculins enfermés dans des cellules adjacentes : l’un froid, pimpant et maître de soi, l’autre visiblement brûlant de désir. Ce dernier génère le fantasme sexuel prolongé qui devient la scène culminante du film, et dans sa frustration, il y a aussi quelque chose de la propriété que le narrateur à la première personne de Notre dame des fleurs, le formidable premier roman de Genet en 1943, attribue à l’emprisonnement : un » plaisir de l’isolement […] qui fait que l’on se suffit à soi-même, que l’on possède intimement d’autres personnes qui servent son plaisir sans qu’elles s’en doutent, un plaisir qui donne à ses gestes les plus anodins, même quand on est debout, cet air de suprême indifférence envers tout le monde. » Pour l’aumônier de Wilde, la masturbation était un dernier recours honteux pour les personnes emprisonnées et seules. Pour Genet, c’était une métaphore puissante pour les types de projections imaginatives solitaires que font les romanciers. Dans le même passage de Notre Dame des Fleurs, cette pensée conduit le narrateur de Genet à d’étranges rhapsodies sur l’emprisonnement lui-même : « J’ai beaucoup de travail pour faire voler mes doigts ! Encore dix ans à tirer ! Mon bon, mon doux ami ! Ma cellule ! Ma douce retraite, à moi seul, je t’aime tant ! Si je devais vivre en toute liberté dans une autre ville, j’irais d’abord en prison reconnaître la mienne. »
Genet a écrit ces mots depuis la prison de la Santé de Paris, où il purgeait une peine pour une longue série de petits vols. Ironiquement nommée, c’était une prison assez sévère pour interdire à ses détenus d’écrire du papier. Au retour d’une audience au tribunal, un jour de 1941, alors qu’il avait trente ans, Genet a été condamné à trois jours d’isolement pour avoir écrit sur le papier que ses gardiens lui avaient donné pour en faire des sacs – un matériau qui « n’était pas destiné », comme Genet déclarera plus tard que les responsables de la prison lui ont dit, « aux chefs-d’œuvre littéraires ». Comme beaucoup des mémoires de prison de Madame Roland, ce premier manuscrit de Notre-Dame des Fleurs a été détruit. Genet « a commandé des cahiers à la cantine », comme il le dira à Playboy en 1964, « s’est mis au lit, a tiré les couvertures sur ma tête et a essayé de se souvenir, mot pour mot, des cinquante pages que j’avais écrites. Je crois que j’ai réussi. »
Au milieu des années soixante, Genet a peut-être partiellement confondu l’action dramatique principale de Notre-Dame des Fleurs avec l’histoire de la production du livre. Le narrateur du roman, un détenu nommé Jean, commence sa longue adresse ininterrompue au lecteur en racontant qu’il parcourt les journaux quotidiens – « en lambeaux lorsqu’ils arrivent dans ma cellule » – pour y trouver des histoires de meurtriers exécutés. Il découpe « leurs belles têtes aux yeux vides », colle leurs images « au dos de la feuille de carton des règlements qui est accrochée au mur » et honore « le plus purement criminel » d’entre eux avec des cadres construits avec « les mêmes perles avec lesquelles les prisonniers d’à côté font des couronnes mortuaires ».
Le soir venu, il se glisse sous ses couvertures, comme Genet, et utilise sa galerie improvisée de criminels pour s’amener à l’orgasme. (« La nuit, je les aime, et mon amour leur donne la vie. ») Ce sont les histoires qu’il génère au cours de ce rituel nocturne, annonce-t-il, qui constitueront le livre qu’il est en train de faire naître : « Au fur et à mesure que vous lirez, les personnages, et Divine aussi, et Culafroy, tomberont du mur sur mes pages comme des feuilles mortes, pour fertiliser mon récit. » Ce n’est que plus tard qu’il apparaît que « Divine » et « Culafroy » font tous deux référence au même personnage – le premier nom à son incarnation mature de drag queen parisienne manipulant un trio d’amants hantés et volages ; le second à son moi de jeunesse, dont l’enfance provinciale ressemble fortement à celle de Genet.
Le prologue du livre est ce qui se rapproche le plus d’une exposition claire, et sans lui Notre Dame des Fleurs aurait beaucoup moins de sens. La forme des phrases alambiquées et enjolivées du roman semble calée précisément sur l’objectif qu’elles pourraient servir dans la construction imaginaire d’un prisonnier se faisant plaisir sous le couvert de l’obscurité. Elles gagnent du temps de manière extravagante, retardant l’apogée, comme dans un récit précoce de la manière dont les drag queens de Paris se rassemblaient sous la fenêtre de la mansarde de Divine :
Dans la rue, entre les halos vides des minuscules parapluies plats qu’elles tiennent d’une main comme des bouquets, Mimosa I, Mimosa II, Mimosa la demi-IV, Première Communion, Angela, Milord, Castagnette, Régine – bref, une foule, une litanie encore longue de créatures qui sont des noms scintillants – attendent, et de l’autre main portent , comme des parapluies, de petits bouquets de violettes qui font que l’une d’elles se perd, par exemple, dans une rêverie dont elle sortira ahurie et tout à fait abasourdie de noblesse, car elle (disons la première communion) se souvient de l’article, palpitant comme une chanson de l’autre monde, de notre monde aussi, dans lequel un journal du soir, ainsi embaumé, affirmait : ‘Le tapis de velours noir de l’hôtel Crillon, où reposait le cercueil d’argent et d’ébène contenant le corps embaumé de la princesse de Monaco, était parsemé de violettes de Parme.’
Genet était virtuose pour reproduire les hésitations, les élaborations, les imprécisions, les jump cuts auxquels un conteur peut se livrer quand il est son seul public. Jean-Paul Sartre, dont les louanges généreuses ont largement fait la carrière de Genet, s’est emparé de ce fait pour avancer un argument qui colle encore à la Dame des Fleurs. « Ses personnages, écrit Sartre dans sa longue introduction au roman, ont, comme les hommes réels, une vie en action, une vie qui comporte un éventail de possibilités. » Or, comme les actions des personnages ne sont rien d’autre que « la succession des images qui ont conduit Genet à l’orgasme », les possibilités qui s’offrent à eux « représentent simplement les occasions manquées, la permission que Genet refuse piteusement à ses personnages. » Il cite Genet pour dire que « mes livres ne sont pas des romans parce qu’aucun de mes personnages ne prend de décision par lui-même. » L’élaboration de cette pensée dans Notre Dame, pour Sartre,
explique l’aspect désolé, désertique du livre. L’espoir ne peut s’accrocher qu’à des personnages libres et actifs. Genet, lui, n’est préoccupé que par l’assouvissement de sa cruauté. Tous ses personnages sont inertes, bousculés par le destin… C’est ce que Genet appelle la « Cruauté du Créateur ». Il botte le Divin vers la sainteté.
D’une édition française de Notre-Dame des Fleurs.
C’est une notion séduisante et ironique que la liberté que Genet a donnée à son narrateur consistait précisément à le laisser abuser et asservir le reste des personnages du livre. Mais il est rare que les personnages qui traversent Notre-Dame des Fleurs – Divine/Culafroy, mais aussi Darling, son principal intérêt amoureux masculin ; Notre-Dame, la jeune meurtrière dont Divine tombe sous le charme ; et Gorgui, « le grand nègre ensoleillé » qu’elle traite avec un mélange de tendresse et de fascination exotique – semblent enchaînés à leur destin dans la mesure suggérée par Sartre. Ce qui donne au livre une grande partie de sa profondeur, c’est l’intensité avec laquelle sa narratrice s’identifie à ces hommes. « Leur densité en tant que personnages, selon Sartre, pourrait être mesurée par l’effet qu’ils produisent en lui (c’est-à-dire leur capacité à l’exciter), mais ils l’excitent précisément en lui donnant des corps à occuper, des espaces à habiter, des souvenirs à revivre et des frissons à vivre en dehors des murs de sa prison.
Dans certains cas, ils jouissent de toutes les libertés de mouvement dont il est lui-même privé. Vers la fin du livre, le narrateur survole une période pendant laquelle Divine « poursuivait l’existence compliquée, sinueuse, en boucle d’une femme entretenue ». Chaque phrase lui fait traverser un autre océan, d’abord vers les îles Sundra et Venise :
Alors c’était Vienne, dans un hôtel doré, nichée entre les ailes d’un aigle noir. Dormir dans les bras d’un lord anglais, au fond d’un lit à baldaquin et à rideaux. Puis il y a eu les promenades dans une lourde limousine noire… Elle a pensé à sa mère et à Darling. Darling recevait d’elle des mandats, parfois des bijoux, qu’il portait le temps d’une soirée et qu’il revendait rapidement pour pouvoir inviter ses copains à dîner. Puis retour à Paris, et repars, et tout cela dans un luxe chaud et doré, tout cela dans un tel confort qu’il me suffit de l’évoquer de temps en temps dans ses détails suffisants pour que les vexations de ma pauvre vie de prisonnier disparaissent.
La santé et les finances de Divine ne sont pas moins fragiles que ses relations amoureuses, et il y a effectivement quelque chose de cruellement inévitable dans la façon dont Genet annonce sa mort macabre, comme dans un des journaux du soir de Première Communion, dès les dix premières pages du roman. Mais ce qui alimente le livre, ce sont les aspects les plus contingents de Divine, les services dans lesquels elle prend des décisions par elle-même – l’étendue de ses désirs et la clarté de ses souvenirs. Lorsqu’il la retrouve seule avec Darling, le langage de Genet arrive à un niveau comique, chaleureux, et ouvertement lascif qui correspond à sa propre humeur : « Elle prend soin de son pénis. Elle le caresse avec la tendresse la plus profuse et l’appelle par le genre de petits noms utilisés par les gens ordinaires quand ils se sentent excités… des expressions telles que Petit Dicky, le Bébé dans le berceau, Jésus dans sa crèche, le Petit Chap chaud, votre Petit Frère. »
Jean Genet.
Lorsque les pensées de Darling dérivent vers sa vie de jeune garçon, Genet lui trouve un ton nouveau, plus statuaire. (« Sous la lune, Culafroy devenait ce monde d’empoisonneurs, de pédérastes, de voleurs, de sorciers, de guerriers et de courtisanes, et la nature environnante, le potager, restant ce qu’ils étaient, le laissaient tout seul, possédé et possesseur d’une époque, dans sa marche pieds nus, sous la lune. ») Pour Genet, fantasmer sur Divine, c’est lui donner une vie intérieure foisonnante, bien remplie, qu’il peut partager. Cela impliquait d’aller jusqu’à presque devenir elle, tout comme, dans l’un des revirements tardifs du livre, l’arrestation de Darling le conduit dans une cellule qui se superpose parfaitement à celle du narrateur « au quatrième étage de la prison de Fresnes », où Genet a terminé Notre-Dame des Fleurs.
« J’ai voulu faire ce livre avec les éléments transposés, sublimés de ma vie de bagnard », insiste le narrateur de Genet aux deux tiers du roman. « J’ai peur qu’il ne dise rien des choses qui me hantent ». Des moments de transparence similaires surgissent périodiquement dans Notre Dame, mais ils ne peuvent être maintenus longtemps ; l’éventail des personnages à endosser est trop invitant et trop large. « Après tout, est-il nécessaire que je parle de moi aussi directement ? demande le narrateur tout aussi franchement soixante-dix pages plus loin. « Je préfère de loin me décrire dans les caresses que je reçois de mes amants. »
Le seul projet cohérent à travers le livre n’était peut-être pas, comme le supposait Sartre, le besoin de Genet de se porter à l’apogée, mais son besoin d’assumer, avec volupté et par procuration, la vie des personnes que son narrateur imagine. Le livre auquel aspire Genet est, comme l’écrit le narrateur de Notre-Dame des Fleurs à propos de la poésie, « une vision du monde obtenue par un effort, parfois épuisant, de la volonté tendue, arc-boutée » – tout le contraire d’un « abandon, d’une entrée libre et gratuite par les sens ». Il n’est pas clair dans quelle mesure les efforts de Genet sur la page étaient en fait sa façon de jouer à Dieu avec ses personnages, les comblant tour à tour de cadeaux et les accablant de pauvreté, de perte et de maladie. Il est plus certain – et plus cohérent avec le sens peu romantique de Genet de ce que signifiait vivre en prison et hors de prison – qu’il s’agissait d’exercices, de défis auto-attribués, de divertissements rigoureux : des façons de faire.
Les écrits de Max Nelson sur le cinéma et la littérature sont parus dans The Threepenny Review, n+1, Film Comment et The Boston Review, entre autres publications. Il vit à New York.
Entrées précédentes dans Prison Lit :
- Christopher Smart, « Jubilate Agno » ; John Clare, « Child Harold »
- George Jackson, Soledad Brother
- Madame Roland, Les mémoires privés
- Abdellatif Laâbi, Le règne de la barbarie et Le livre imprévu
- Oscar Wilde, De Profundis
- John Bunyan, Grace Abounding ; Eldridge Cleaver, L’âme sur la glace
- Fyodor Dostoïevski, Notes d’une maison morte
.