Du film La Ciénaga (2001), dir. Lucrecia Martel (avec l’aimable autorisation de Criterion Collection)

Lorsqu’on lui a demandé comment elle abordait l’identité, la scénariste et réalisatrice argentine Lucrecia Martel a déclaré à un interviewer : « Quand j’écris, je ne pense pas si c’est un homme ou une femme, un adulte ou un enfant. Il vaut mieux penser à eux comme à des monstres ». Trois des films de Martel – La Ciénaga (2001), La femme sans tête (2008) et Zama (2018) – sont désormais disponibles en streaming sur Criterion Channel, ce qui donne l’occasion d’examiner comment elle utilise le concept du monstrueux pour créer du suspense et de l’éloignement entre ses personnages. De manière révélatrice, ses monstres sont souvent des femmes, surtout dans les deux premiers films. Martel ne nie pas l’importance du féminin ou du féminisme, mais élargit et complique plutôt notre vision de l’agencement et du pouvoir des femmes. Dans la mesure où ses femmes revendiquent autant la monstruosité que les hommes, elles sont certainement féministes, même si c’est de manière perverse.

L’ouverture de La Ciénaga (littéralement « Le marécage »), l’histoire de Martel d’une famille provinciale décadente somnambulant dans une hacienda en ruine, joue comme un riff sur La nuit des morts-vivants. Des gobelets contiennent du vin dilué de la couleur du sang frais, et des corps ridés d’âge moyen se déplacent sur des jambes raides, raclant le sol avec des chaises en métal qui grincent. Le monstrueux, c’est ce qui est socialement indomptable, ce qui ne peut être épinglé psychologiquement, et donc ce qui secoue. Le film est empreint de l’indicible : la fille adolescente a le béguin pour la bonne, qui tombe enceinte d’un garçon de la campagne. Deux cousins mâles partagent une proximité rugueuse qui frise la luxure, et l’un d’eux a des rapports sexuels avec sa tante. Un tel incestueux est le territoire de Jean Racine, mais dans les mains de Martel, il a la légèreté éthérée de La règle du jeu de Jean Renoir.

Dans La Ciénaga (2001), dir. Lucrecia Martel (courtoisie de Criterion Collection)

Martel a affiné son propos dans La Femme sans tête, le liant plus étroitement au féminin et à la maternité. Verónica, une femme de la classe moyenne supérieure, rentre en voiture de sa maison de vacances lorsque, distraite en cherchant son téléphone, elle a un accident. Le plan de la vitre arrière montre clairement qu’elle sait qu’elle n’a pas heurté un chien, comme elle le dira plus tard à tout le monde, mais un garçon indigène qui jouait au bord de la route. Grâce à ses privilèges, sa famille peut faire oublier l’incident. La preuve qu’elle a passé une radiographie à l’hôpital alors qu’elle était en état de choc disparaît, tout comme la trace de son enregistrement dans un hôtel après l’accident. Elle fait une faible tentative pour se confesser, mais elle finit par satisfaire sa famille. Elle trompe négligemment son mari avec sa cousine. Elle regarde passivement les autres – aides, domestiques, masseuse, souvent des personnes à la peau plus foncée qu’elle – la servir et la réconforter. Dès le début, ses cheveux blonds décolorés et ses lunettes noires la font ressembler à une découpe de magazine. L’amour qu’elle porte à sa fille l’humanise, mais met aussi en évidence son empathie sélective.

Du film La femme sans tête (2008), dir. Lucrecia Martel (courtesy Strand Releasing)

Ici, Martel dépeint le féminin comme quelque chose qui transgresse et viole de manière aussi cinglante que le masculin. Dans cette parité radicale, la femme n’est pas la victime, mais soutient la structure de pouvoir dont elle bénéficie personnellement. Cette complicité acquiert une dimension politique à travers l’étude que fait le film des clivages ethniques et de classe. La race du garçon mort est précisément ce qui permet de faire disparaître facilement sa mort, et l’impassibilité de Veró avec les travailleurs indigènes fait écho aux blagues racistes faites avec désinvolture aux dépens des garçons indigènes dans La Ciénaga. Martel pose l’ennui splénétique des élites blanches – en particulier les femmes blanches – comme étant permis par le travail indigène.

La Ciénaga, The Headless Woman, et Zama sont tous disponibles en streaming sur Criterion Channel.

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